Aux origines de la plus jeune des académies
L’Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts, créée en 1952 à Colmar, est l’héritière des académies ayant existé en Alsace de la Renaissance au XIXe siècle, toutes interrompues après l’Annexion au Reich allemand en 1871.
Dans ce contexte particulier, elle s’est constituée autour d’une triple affirmation : appartenance à la nation française; enracinement régional dans la valorisation de la double culture; ouverture européenne dans un esprit d’humanisme rhénan. Elle a intégré la CNA en 1998.
Parmi les trente-trois académies en région affiliées à l’Institut de France, l’Académie d’Alsace, créée en 1952, est la plus jeune. L’Académie des Jeux floraux de Toulouse date de 1323 et la majorité des autres remonte à l’Ancien Régime, à la suite de la création de l’Académie française en 1634.
L’histoire de l’Académie d’Alsace ne s’inscrit pas dans ce cadre. La rupture historique de 1870 – annexion de l’Alsace au Reich allemand – et les turbulents trois quarts de siècles qui ont suivi ont empêché toute renaissance académique avant 1945.
Les premières académies furent constituées en Alsace par des sociétés littéraires qui ont éclos en pleine période humaniste. En 1514, Erasme est accueilli dans la petite « académie » strasbourgeoise, la Sodalitas litteraria, qu’il qualifie de « fameuse association strasbourgeoise, qui n’est pas seulement lettrée mais aussi très savante », où l’on trouve notamment le juriste Sébastien Brant, auteur de La Nef des fous (1494), un des premiers best-sellers européens. Cette académie essaime à Sélestat, avec Beatus Rhenanus, le principal collaborateur d’Érasme à Bâle.
Rattachée au royaume de France à la fin du XVIIe siècle, l’Alsace reste un peu à l’écart du mouvement de création des académies sur le sol national à cette époque. Les comportements culturels, la présence protestante, l’utilisation de la langue allemande, les traditions démocratiques des petites républiques urbaines ne sont pas immédiatement compatibles avec les attentes d’une monarchie catholique, centralisée et de langue française. Il faudra attendre le milieu du XVIIIe siècle pour récolter les premiers effets d’une intégration culturelle.
La communauté protestante, longtemps rétive, finit par céder, notamment à Colmar grâce au poète et pédagogue Théophile Conrad Pfeffel qui crée en 1785 la Tabagie littéraire, fondée en 1785, un lieu académique, biconfessionnel, privilégiant le débat d’idées, riche d’une bibliothèque où les encyclopédistes figurent en bonne place. A Strasbourg cependant, malgré l’effervescence intellectuelle de la capitale alsacienne et son ambition de jouer un rôle de médiation entre la culture française et la culture allemande, les conditions ne seront jamais réunies avant la Révolution pour susciter une académie capable de rapprocher les uns et les autres.
Il faut attendre l’extrême fin du XVIIIe siècle pour voir apparaître à Strasbourg, en 1799, la Société libre des Sciences et des Arts, qui fusionne en 1802 avec la Société libre d’agriculture et d’économie intérieure et la Société de médecine pour former la Société académique du Bas-Rhin pour le progrès des Lettres, des Arts et de la vie économique. Elle est autant fille de son temps qu’héritière de l’humanisme du XVIe siècle et des Lumières du XVIIIe siècle, intégrant au long du XIXe siècle les transformations scientifiques et économiques de l’époque.
Dans cette volonté de couvrir tous les champs d’activité de l’homme, l’apport de la Société industrielle de Mulhouse (SIM) fut essentiel. Créée en 1826, elle demeure – encore aujourd’hui – un important organe privé de promotion régionale, organisation patronale à visée philanthropique et culturelle qui prolongeait une académie locale pionnière, la Société pour la propagation du bon goût et des belles lettres, créée en 1775.
Après l’annexion au Reichsland en 1870, il s’agit, pour les autorités politiques et universitaires allemandes de germaniser les esprits. Les académies en place ferment, l’une d’entre elles part s’installer à Nancy. Se pose d’emblée pour l’Alsace la question de son identité et de son expression culturelle. À la fin du XIXe siècle, le Cercle de Saint-Léonard, animé par Anselme Laugel et Charles Spindler, à travers la Revue alsacienne illustrée (1898-1913), prône l’appartenance à une double culture, française et allemande, avant que la revue, reprise par Pierre Bucher, ami de Barrès, prenne une orientation nettement française.
On coexiste, on s’ouvre un peu, mais on campe le plus souvent sur ses positions. Il existe désormais une Wissenschaftliche Gesellschaft (1896), qui fait pendant à la Société académique du Bas-Rhin. Le Club vosgien (1872) s’est enrichi d’une section poétique et littéraire. En 1911 apparaît une Gesellschaft für elsässische Literatur qui ambitionne de publier les écrivains alsaciens majeurs de la période humaniste. Aucune de ces sociétés ne rassemble, chacune illustre le clivage culturel et politique qui traverse l’Alsace.
Paradoxalement, le retour enthousiaste à la France fin 1918 n’eut pas les résultats attendus : la France n’était plus tout à fait celle que l’Alsace avait quittée un demi-siècle auparavant et l’Alsace n’était plus celle du Second Empire. Elle avait vécu, plutôt bien d’un point de vue économique, durant la période où elle fut terre d’Empire (Reichsland). Les attentes divergeaient de part et d’autre. D’un côté, un État laïc et centralisé, de l’autre, une province attachée à ses particularismes. Le divorce fut consommé quand Édouard Herriot, président du Conseil, voulut introduire en 1924, sans nuance aucune, l’ensemble des lois de la République. Le malaise s’installa et perdura jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Nulle place donc dans un tel climat – que la crise de 1929 et l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933 aggravèrent – pour une académie digne de ce nom, capable de rassembler sous une même coupole les élites scientifiques, littéraires et artistiques de la région.
L’Université de Strasbourg tenta de rester au-dessus de la mêlée. Elle avait, à son tour, eu pour vocation d’être une vitrine française, face à l’Allemagne. Pour ce faire, elle hérita, à partir de 1918, de quelques enseignants remarquables dont les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre. De cette rencontre naquit l’École des Annales. Mais les temps n’étaient pas encore mûrs pour autant. Ils le furent encore moins après l’annexion de l’Alsace en 1940 par l’Allemagne nazie. On éradiqua purement et simplement tout ce qui rappelait la France. Il fallut attendre l’après-guerre pour que les conditions d’installer une académie sur le modèle des académies de France fussent remplies.
Tout était devenu différent. Meurtrie par l’impitoyable annexion nazie, l’Alsace de l’immédiat après-guerre inventa les voies d’un audacieux dépassement des drames et des clivages anciens. La fondation de l’Académie d’Alsace en 1952 s’inscrit dans ce contexte d’une renaissance multiforme.
« Refaire le carrefour intellectuel de l’Europe, reprenant ainsi la vieille tradition humaniste, en ce moment crucial de l’élaboration d’une union politique et économique. » Les statuts originels de l’Académie d’Alsace, rédigés en 1952, professent dès leur article premier l’ambition d’une académie saisissant à bras-le-corps les enjeux les plus nobles de l’après-guerre, loin du provincialisme et de l’entre-soi.
« Refaire le carrefour intellectuel de l’Europe, reprenant ainsi la vieille tradition humaniste, en ce moment crucial de l’élaboration d’une union politique et économique. » Les statuts originels de l’Académie d’Alsace, rédigés en 1952, professent dès leur article premier l’ambition d’une académie saisissant à bras-le-corps les enjeux les plus nobles de l’après-guerre, loin du provincialisme et de l’entre-soi.
La situation de l’Alsace n’avait rien à voir avec celle qui suivit le retour à la France en 1918, quand l’immense bonheur de la paix tricolore s’était transformé en désillusions chez beaucoup d’Alsaciens, dont certains avaient manifesté une nostalgie de la période du Reichsland. En 1945, le rejet de l’Allemagne était absolu, les destructions liées aux combats et aux bombardements étaient immenses, les incorporés de force dans la Wehrmacht revenaient au compte-gouttes et meurtris, un air de liberté soufflait et toutes les espérances d’un monde nouveau étaient permises. Conséquence : dans l’espace public, ce fut la disparition des problématiques identitaires alsaciennes ; dans beaucoup de familles, ce fut le choix assumé de mettre à distance la pratique du dialecte et sa transmission aux jeunes générations, ce fut le rejet de tout ce qui pouvait rappeler la culture germanique.
Les clivages anciens, notamment confessionnels, paraissaient absurdes au lendemain d’une guerre totale. Les malaises et les doutes existaient, mais jamais mis sur la place publique. Et puis, un nouvel horizon s’était ouvert, avec l’installation à Strasbourg du Conseil de l’Europe, rassemblant les nations anciennement déchirées.
C’est dans ce contexte que l’espace public fut occupé par une floraison d’initiatives dynamiques émanant de groupes de citoyens, à l’écart des administrations, des corps constitués, mais parfois encouragées et aidées par ceux-ci. L’Académie d’Alsace pouvait naître, s’appuyant sur des exigences nouvelles portées par le corps social : cultiver le lien avec Paris et valoriser une expression culturelle française en Alsace ; prudente distance avec l’Allemagne mais volonté résolue d’ouverture européenne ; renouvellement radical des élites et transdisciplinarité ; moins se focaliser sur l’identité et davantage sur les réalités économiques et sociales ; reléguer la pratique dialectale mais afficher les aspects consensuels de la culture alsacienne (au risque d’un certain folklorisme) ; mettre sous le boisseau les sujets qui pourraient fâcher et cultiver convivialité et bonnes manières.
C’est en Savoie, sous l’égide de Béatrice de Savoie, créatrice des Floralies artistiques au début du XIIIe siècle à Aix-en-Provence, que germa dès 1946 l’idée de créer ce qui deviendra en 1952 l’Académie d’Alsace, révélant ce qu’étaient certains des fondateurs : des bourgeois patriotes, familiers des Alpes et de vieilles familles savoyardes ; à quoi s’ajoutaient des souvenirs d’évacuation et de résistance ; et enfin la fascination pour les vieilles académies des provinces françaises, dépositaires de traditions multiséculaires et conservatoires d’une civilité protocolaire et bienveillante. Dans l’Alsace en ruine et en désarroi de l’après-guerre, cela avait du sens et élevait le niveau du débat public régional, plombé depuis les années 1920 par de violents clivages politiques et idéologiques.
L’étude de la liste des membres en 1959 révèle un véritable who’s who de l’Alsace, avec un comité d’honneur qui compte tout ce que l’on peut imaginer de généraux, d’ambassadeurs, d’académiciens français, d’écrivains et d’artistes liés à l’Alsace et presque tous parisiens (général de Lattre, Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, etc.), mais aussi quelques grandes figures alsaciennes (Albert Schweitzer, Charles Munch). Quant au comité de patronage, c’est un panorama de l’establishment alsacien d’après-guerre : préfets, patrons de journaux, députés et maires, chefs d’entreprise et quelques veuves ou fils d’écrivains célèbres. La liste des membres ouvre, quant à elle, le grand livre des arts et des lettres de l’époque en Alsace.
Dès le début, les activités furent nombreuses et diverses. Conférences et communications lors des séances officielles (sujets alsaciens et généraux, intervenants locaux et invités parfois venus de loin) ; remise de nombreux prix (littérature, poésie, poésie junior, reportage journalistique, composition musicale) ; édition (publication du bulletin de liaison trimestriel Courrier des Marches, d’Annales et d’ouvrages sur l’Alsace) ; lancement d’une émission régulière sur Radio Strasbourg ; visites officielles et réceptions de délégations académiques amies. Parmi celles-ci, à noter l’échange créé dès 1959 avec la ville de Schongau en Bavière, berceau du peintre Martin Schongauer, cher aux Colmariens. La réconciliation franco-allemande était en route.
Ce réseau et ces activités s’inscrivaient pleinement dans cette renaissance alsacienne: liens requalifiés avec Paris et la France, régionalisme non conflictuel, ouverture européenne. Un projet véritablement régional et pas local, une connexion avec tous les nouveaux acteurs culturels et institutionnels, une spécificité académique. C’était là l’esprit du XVIIIe siècle et du Second Empire qui revivait dans les douceurs de la paix revenue. Les échanges avec les autres académies des autres régions françaises se développèrent au fil des années, conduisant à l’entrée en 1998 de l’Académie d’Alsace à la Conférence nationale des Académies.
Le secrétaire perpétuel de l’Académie française, le romancier Georges Lecomte, avait adressé en 1958 un courrier à l’Académie d’Alsace pour saluer la qualité et l’originalité de sa démarche : « Notre pays […] tend à devenir un corps hydrocéphale. Paris, ville tentaculaire s’il en est, exerce une redoutable attraction dont l’effet est d’étioler les énergies françaises. […] Affirmation de la diversité au sein de l’indissoluble unité : c’est le message que vous entendîtes lancer quand vous fondâtes votre académie. Il est hautement satisfaisant qu’une telle initiative ait été prise dans cette province d’Alsace, la plus française des provinces de France et en même temps la plus ouverte à ces souffles extérieurs faute desquels une culture purement et étroitement nationale risquerait, dans le monde moderne, d’être guettée par la sclérose. »
Bernard Reumaux
Président de l’Académie d’Alsace
Gabriel Braeuner
Secrétaire perpétuel