Les fresques
Nous entrons dans la chapelle haute du Prieuré, la chapelle privée de Hugues, abbé de Cluny.
L’œil est immédiatement attiré par le Christ en majesté, dans l’abside. 4 mètres de haut. Le Christ est assis comme un empereur de Byzance, sur un traversin en tissu. Dans sa mandorle, synonyme du monde et de l’univers, sa tête, ses deux mains et les deux pieds sortent de la mandorle pour former une étoile à cinq branches, symbole de l’humanité.
Autour du Christ, les points blancs sont les anciens emplacements de cabochons en verre ou métal qui devaient scintiller à la lueur des bougies.
Ils ne sont pas placés n’importe comment. Ils ont une signification.
En partant du bas et en allant vers la droite, on remarque d’abord deux points blancs (l’homme et la femme), trois (la Sainte Trinité), quatre (les points cardinaux donc la terre), puis cinq (les cinq sens), six (7 moins 1 c’est-à-dire l’inachevé), huit (sept plus un, synonyme de divin) et, en dernier et contrairement à la logique, sept (quatre plus trois c’est à dire la terre et la Sainte Trinité) le nombre parfait par excellence.
De chaque côté du Christ, les Apôtres, la tête respectueusement inclinée vers le Christ. Saint Pierre est à droite avec une clé à la main. Saint Paul, chauve, à gauche. L’Abbaye de Cluny était sous la protection de Pierre et Paul. Le Christ tend un phylactère à Pierre et à Paul. C’est le thème de la traditio legis.
Les Apôtres ont, eux aussi, un parchemin à la main. Leur mission est de transmettre la parole.
Trois ouvertures éclairent cette abside. Notez les Vierges Sages dans les écoinçons et, en bas, les bustes des martyrs dont nous reparlerons.
Ce gros plan sur le Christ en majesté permet de mieux observer le caractère byzantin de cette fresque.
Remarquez la richesse des plissés des tuniques du Christ, la fixité du regard, le traversin, très oriental, sur lequel il est assis.
Au-dessus de la tête du Christ, vous observez la main de Dieu tenant une couronne.
L’emplacement et le nombre des cabochons que nous évoquions précédemment se lisent mieux.
En l’an 2000, des travaux de restauration menés par Madame Juliette Rollier-Hanselmann ont permis de préciser qu’à l’origine, le manteau du Christ était jaune. Jaune lumineux, or. Le manteau rouge que nous voyons aujourd’hui est le résultat d’un large repeint, vraisemblablement au XIVe siècle.
Une précision : l’analyse au carbone 14 des peintures de la chapelle basse donne 1304.
A la droite du Christ et donc faisant face à Saint Pierre, nous voyons Paul. A la droite de Paul, l’apôtre Philippe.
Philippe se distingue par une chevelure blonde extrêmement bien entretenue et une tenue soignée. On peut voir dans cette représentation, le souhait d’honorer Philippe 1er, roi de France 1060-1108. Les contacts entre Hugues et le roi de France ont été nombreux. Excommunié au moins quatre fois, Philippe 1er avait besoin de Hugues et des relations de celui-ci avec les papes successifs.
L’évocation de Philippe 1er a aussi le mérite de mentionner sa mère, Anne de Kiev, épouse de Henri 1er. Anne de Kiev participa à la diffusion de l’art byzantin à la Cour.
En bas et à gauche en regardant le Christ : Vincent et Laurent, deux Diacres dans leurs grands habits de cérémonie.
A l’opposé deux évêques dont on ne connaît pas l’identité. Pourtant, à force d’observations, en 2016, Madame Marie-Berthe de Reinach avança l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de Lanfranc et Anselme.
On connaît l’amitié qui se tissa, au fil des ans, entre Hugues et Anselme de Canterburry. Chassé d’Angleterre par Guillaume II puis par Henri I, Anselme trouva refuge à Cluny puis Lyon.
Cette grande communauté d’esprit peut expliquer la présence de ces deux prélats, ici à Berzé, dans la chapelle privée de l’abbé Hugues. Madame de Reinach apporte une autre preuve qui milite dans ce sens (Annales de l’Académie de Mâcon 2016). Il faut de longues et patientes heures d’observation pour remarquer que le pallium porté par les deux évêques n’a pas la même forme que celui porté par Blaise sur la grande fresque qui fait face. Le pallium porté par Blaise est composé de bandes droites tandis que celui des deux évêques est de forme circulaire.
Après étude, il ressort que le Pallium, ce vêtement sacerdotal que le pape remet, à Rome, aux seuls archevêques, a changé de forme dans les années où vivaient Hugues, Lanfranc et Anselme. Cette preuve ajoutée à l’amitié partagée par les trois hommes, pourrait expliquer la présence de Lanfranc et Anselme.
L’observation des Vierges sages est intéressante tant leurs vêtements et la richesse de leurs coiffes rappellent l’Orient.
Leur présence illustre l’Evangile selon Marc : Soyez sur vos gardes, car vous ne savez pas quand ce sera le moment.
A droite, la dernière femme représentée est Sainte Consorce. Sœur de Saint Véran, martyrisée à Lyon, les reliques de Sainte Consorce étaient au maître-autel de l’Abbaye.
Deux grandes fresques se font face : le martyre de St Vincent et celui de St Blaise.
Certains ne voient dans la présence de ces deux saints que l’évocation de l’activité agricole de la région. Le saint patron de la vigne et des vignerons, Vincent et celui des agriculteurs, Blaise.
Il a fallu attendre l’an 2000 et la parution de la thèse de Madame Elisabeth Lapina The Mural Paintings of Berzé-la-Ville in the Context of the First Crusade and the Reconquista, pour proposer une vision des faits plus en rapport avec la richesse du lieu et surtout en accord avec tout ce qui a été dit sur l’implication de l’Ordre clunisien dans les événements politiques de cette fin XIe début XIIe siècles : Reconquista et Première Croisade.
L’Ordre de Cluny a pesé de toute sa force pour libérer le nord de l’Espagne en persuadant les seigneurs de Bourgogne, du sud et sud-ouest d’aller guerroyer outre-Pyrénées. Guerre d’usure. Les chrétiens gagnant une année, quelques kilomètres vers le sud…les « Infidèles » regagnant ces mêmes terrains l’année suivante.
Enfin, en 1085, Tolède revient aux mains des Chrétiens. Robert de Sédirac, ancien moine de Cluny et abbé de Sahagun, dans le royaume de Léon, devient évêque de Tolède. Dans les Annales de l’Académie de Mâcon 2008, on lira avec intérêt une des rares lettres conservées de Saint Hugues. Celle qu’il adressait à Robert de Sédirac en 1087.
Il était impensable, dans cette chapelle de Berzé, de peindre une scène de bataille rappelant ce haut fait. C’est la raison pour laquelle il a été décidé de reproduire une scène similaire…qui s’était passée du temps des Romains. Au IVe siècle, en Espagne, les Romains qui croyaient en plusieurs dieux persécutaient les Chrétiens et leur croyance en un seul Dieu.
Vincent de Saragosse compte au nombre des martyrs. Il est maintenu sur un grill, au premier plan. Au second plan, le général romain Decius, qui dirigeait les persécutions, est assis sur un siège chancelant et il repose sur un socle pour le moins déséquilibré. De plus, bien qu’au second plan, il apparaît immense. Le message : l’Infidèle, tout puissant soit-il ne peut triompher de la Foi.
La lutte entre Chrétiens et Infidèles était identique sous les Romains et à la fin du XIe siècle. Avec l’évocation du martyre de saint Vincent, les peintures de la chapelle évoquent, ainsi, la Reconquista.
Un message identique est délivré sur le panneau qui fait face.
Il s’agit du martyre de Saint Blaise, évêque arménien de Sébaste, à l’est de la Turquie actuelle.
Après la reprise de Tolède, la paix ne dura pas longtemps entre Chrétiens et « Infidèles ». En effet, depuis longtemps déjà, la tension démographique poussait les Turcs Seldjoukides de l’Asie centrale jusqu’au bord de la Méditerranée.
Rien ne les arrêtait, pas même les hauts sommets anatoliens. Avec leur cavalerie et leurs chameaux de Bactriane ils s’installèrent en Asie Mineure (c’est-à-dire la Turquie actuelle). La Chrétienté était à nouveau menacée. L’Empire Byzantin se trouvait, brutalement, face aux Turcs.
Qui plus est, franchissant les Monts du Taurus, les Turcs gagnent Jérusalem, pillent, tuent tous les Juifs et profanent les Lieux Saints.
Première Croisade prêchée par un pape ancien moine de Cluny : Urbain II.
Jérusalem est libérée.
Pour garder en mémoire ce terrible épisode guerrier, on a choisi à Berzé, de représenter le martyre de Blaise, arménien, évêque de Sébaste. Il est représenté en prison, toujours pour la même raison, il croyait en un seul Dieu.
Remarquez pourtant la grande sérénité de son visage. Observez aussi le bâtiment lui-même de la prison. Etrange construction avec un toit en dôme percé d’une ouverture au sommet. On imagine l’étonnement des visiteurs du début XIIe siècle en voyant la représentation d’un tel édifice.
Blaise est surtout connu pour le miracle accompli pour sauver un enfant qui s’étranglait avec une arête de poisson. Non, ici, l’histoire est toute simple. Une dame promène son porcelet dans la forêt pour qu’il mange des glands. Un loup surgit et se jette sur le porcelet.
Blaise, présent, oblige le loup à régurgiter le porcelet. Reconnaissante, la dame apportera à Blaise dans sa prison, la hure et les jambons.
En bas, à gauche, on remarque un loup (l’animal qui très longtemps est craint dans les campagnes est synonyme de l’« Infidèle » au Moyen-Âge) qui s’attaque sans succès à un porc qui suivait la dame en question.
Là encore le message est clair : la Foi triomphe de l’Infidèle quelle que soit sa force.
En bas de la fresque, Saint Blaise a la tête tranchée.
Résumons-nous
En entrant dans cette chapelle, nous avons face à nous le Christ, la Traditio Legis et de nombreux messages religieux.
A droite, l’Occident avec le martyre de Saint Vincent de Saragosse.
A notre gauche : l’Orient avec le martyre de saint Blaise.
Ces deux évocations rappellent des faits récents pour l’époque : la Reconquista et la Première Croisade.
Viennent appuyer cette constatation, les Saints martyrs du soubassement.
A gauche (l’Orient avec Blaise) : Abdon, Sennen, Dorothée, Gorgon, tous issus de pays nouvellement conquis par les Turcs.
Au centre : Saint Sébastien le second patron de Rome. Il tient une couronne à la main répondant à la couronne que Dieu tient au dessus de la tête de son fils.
A droite (l’Occident avec Vincent de Saragosse) : Denis et Quentin.
Occident – Orient.
Une dernière preuve. A l’entrée de l’abside, deux évêques nous accueillent. Leur nom ne figure pas. Nombre d’Historiens ont opté pour les premiers abbés de Cluny. Or, si celui de droite est occidental : scapulaire bleu, petit bijou fermant les tuniques, celui de gauche est oriental : scapulaire brun, immense croix fermant son vêtement.
Toujours en regardant l’abside, à droite de Saint Sébastien : Serge et Bacchus. Une ancienne église Serge et Bacchus existait à Byzance (aujourd’hui transformée en mosquée) et l’on connaît l’admiration que Hugues portait à Byzance. Cela pourrait expliquer leur présence.